Si Artémis fait partie des divinités honorées à Delphes, elle y reste pourtant fort mécon nue en raison de la rareté, voire de la pauvreté des sources littéraires comme des vestiges. Bien qu'il soit mentionné dans la documentation, le sanctuaire d'Artémis n'a pas encore été identifié. Quant à nos connaissances sur les modalités du culte de la déesse à Delphes, elles sont très minces et reposent presque entièrement sur un texte tar dif non historique, les Éthiopiques d'Héliodore, auquel les savants n'ont guère osé accorder un réel crédit, en vertu d'une prudence nécessaire. Artémis, dont la discrétion n'est peut-être due qu'à la nature de notre documentation et à sa conservation, occupe dans le paysage religieux de Delphes une place difficile à cerner. L'analyse chrono logique doit prendre en compte la coexistence de différentes échelles : inter nationale, dans le contexte du sanctuaire panhellénique, régionale, notamment dans le cadre de l'Amphictionie, locale enfin, dans le cadre de la cité de Delphes. Les sources qui nous sont parvenues 1 révèlent, prises dans leur ensemble, quelques lignes directrices : Artémis est d'abord, à Delphes, la parèdre d'Apollon, presque systéma ti quement au sein de la triade apollinienne, mais les sources athéniennes de l'époque classique la font aussi apparaître en concurrence avec Athéna.

Dans les sources littéraires, l'Artémis de Delphes apparaît le plus souvent associée à son frère et à sa mère, au sein même du sanctuaire d'Apollon, dans les représen tations sculptées, dans les récits de fondation du culte d'Apollon ainsi que dans le for mulaire des serments prêtés à Delphes.

Dans les offrandes du sanctuaire d'Apollon, Artémis est systématiquement représen tée aux côtés d'Apollon ou d'Apollon et de Létô, d'après la description de Pausanias au livre X de sa Périégèse (t. 28-29 et 31-34) : au fronton du temple d'Apollon et dans 1. Ont été retenus ici les textes grecs mentionnant Artémis et faisant référence à Delphes. Sur la méthode de présentation du corpus, voir Durvye, p. 31, n. 1.

C'est par cette triade que l'on prêtait serment à Delphes, comme cela est attesté deux fois dans la loi amphictionique de 380 5 et confirmé dans le Contre Ctésiphon d'Eschine (t. 13), à ceci près que, dans ce discours, les Amphictions prêtent serment par Apollon Pythien, Artémis et Létô, ainsi que par Athéna Pronaia. Héliodore, dans les Éthiopiques, fait une plaisante entorse à la formule puisque le jeune et beau Théagène prête serment « par Apollon Pythien, Artémis et Aphrodite ellemême, ainsi que par les Amours, qu'il ferait tout selon la volonté et les ordres de Chariclée » (t. 45).

L'origine du culte d'Artémis à Delphes n'est pas connue. En outre, dans la Suite Pythique qui célèbre la fondation du culte apollinien à Delphes, Artémis n'apparaît pas 6 .

Elle est cependant très vite associée à Apollon, au sein de la triade, dans les récits de fondation, puisque dès le vi e s., dans le Second hymne homérique à Artémis, elle rejoint Apollon à Delphes où elle apparaît guidant le choeur des Muses et des Charites dans la demeure de son frère (t. 1). Deux épisodes des origines du culte mettent en scène la triade apollinienne : le meurtre de Python par Apollon, où Artémis se tient aux côtés de son frère, et le meurtre, par les deux divinités, du géant Tityos qui cherchait à violer leur mère Létô. C'est ce dernier épisode qu'illustre l'offrande des Cnidiens à Delphes.

Amélie Perrier

Il ne semble exister aucune concurrence entre Apollon et Artémis à Delphes, cette dernière y restant secondaire par rapport à son frère. En revanche, les sources témoignent d'une rivalité entre Artémis et Apollon Pythien à l'extérieur de Delphes, dans un contexte régional, en l'occurrence à Ambracie, d'après le récit d'Antoninus Liberalis sur la métamorphose de Cragaleus (t. 22). Apollon était vénéré à Ambracie sous l'épiclèse d'Apollon Pythien Sauveur, mais Artémis revendiquait ce titre et ce culte pour elle-même. Elle était en effet vénérée par les Ambraciotes, pour les avoir sauvés de la tyrannie de Phalaikos, sous les épiclèses Ἄρτεμις Ἡγεμόνη, et Ἀγροτέρα. Cragaleus, considéré comme un homme avisé, trancha finalement en faveur d'Héraclès, qui revendiquait également Ambracie, en conséquence de quoi Apollon le méta morphosa en rocher.

Dans le péan d'Aristonoos de Corinthe (t. 8), composé au iv e s. 8 , Artémis apparaît seulement à la cinquième strophe, bien après Apollon, Gaia, Thémis, Athéna Pronaia, Poséidon, les Nymphes et Bromios. Cette strophe décrit les dons faits par ces divinités à Apollon : Poséidon lui donne le sol sacré, les Nymphes l'antre corycien, Dionysos des torches et Artémis, enfin, ses chiens de garde. Dans ce péan, Athéna est, après Apollon, particulièrement mise en valeur et, si le péan tout entier fut interprété comme proathénien, la place qu'y occupe Athéna justifie que les Athéniens aient fait graver sur leur trésor cet hymne, qui était sans doute une oeuvre de commande. Dans le péan d'Aristonoos, Athéna supplante complètement auprès d'Apollon Artémis qui, certes, apparaît comme la gardienne du sanctuaire et de la contrée, mais semble aussi, du fait de son rôle à l'extérieur du sanctuaire, reléguée à un rang subalterne.

Il existait bel et bien une concurrence, à Delphes même, entre les deux déesses dans le cadre de la propagande athénienne : l'effacement d'Artémis au profit d'Athéna à Delphes se vérifie surtout dans les oeuvres athéniennes. Le prologue des Euménides d'Eschyle (t. 3), qui est une prière de la Pythie aux dieux de Delphes, ne fait aucune mention ni même aucune allusion à Artémis alors que la Pythie invoque Gaia, Thémis, Apollon, Athéna Pronaia, Dionysos, les nymphes coryciennes et même les nymphes du Pleistos, selon une liste similaire à celle du péan d'Aristonoos. Ce sont Athéna et Apollon qui apparaissent comme les dieux souverains de Delphes dans la prière du coryphée au v. 299. Dans l'Ion d'Euripide, c'est Apollon que l'on voit représenté dans 8.

Le décret de la cité de Delphes en l'honneur d'Aristonoos pour la composition de ses hymnes est daté de 334/333 ; voir rougemont †, Aurigny, p. 213.